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L’heure du Vay III :
À propos d’un article du
Mercure de France

Figure 1 Mercure de France Février 1743 signalé par Julien Deshayes  BNF Gallica.png

Deux siècles après la rédaction du Journal qui nous livre quelques bribes d’informations sur le franchissement des Vays, parait un article du Mercure de France qui aborde le sujet.

 

Cet article du Mercure de France, Février 1743, signalé par Julien Deshayes, nous renseigne sur les prescriptions de passage au Grand Vay et également au Petit Vay, ainsi que sur les dangers encourrus par les voyageurs.

La baie des Vays n’a pas encore été modifiée par la main de l’homme, seule l’érosion littorale a oeuvré pour dégraisser ou engraisser les bancs et déplacer les chenaux ; elle se trouve donc probablement dans le même état géomorphologique et hydraulique que du vivant de Gilles de Gouberville.

Figure 1 : Mercure de France Février 1743, signalé par Julien Deshayes (BNF-Gallica).

Le billet est contemporain de deux cartes de détail de Jean Magin 1669-1741 que nous pouvons consulter.

Figure 2 Magin.png

Figure 2 :Magin J. Carte du Grand Vay et du Petit Vay 1/88500- sans date (BNF-Gallica).

L’auteur de l’article du Mercure de France est monsieur Frigot qui s’exprime « moyennant la connaissance que je peux avoir par moi-même du Pays en question, dont je suis habitant ».

 

Il écrit concernant le Grand Vay :

On se sert de ce passage d’environ 12 heures en 12 heures, suivant l’état du flux et du reflux de la mer. Presque tout le monde ici est au fait de l’heure du Vay. Pourvû qu’on sache bien l’âge de la Lune, on ne s’y méprend point. En voici tout le mystère.

Le jour de la nouvelle Lune, la Mer est basse (aux Vays) à trois heures précises après minuit, § à pareille heure après midi.

Le jour du premier quartier § celui du dernier quartier, la Mer est basse à neuf heures précises du matin, § à pareille heure du soir.

On n’a qu’à compter depuis un de ces jours là, jusqu’à celui où on veut passer le Vay, en ajoutant trois quarts d’heure pour chaque jour ; et on a l’heure précise de passer le Vay commodément.

 

Exprimée avec clarté et concision, mais sans la nommer, c’est la règle de Bède le Vénérable, que j’ai exposée dans le Cahier goubervillien n°24 qui cependant utilisait un pas de retard quotidien de 48 minutes. Dans cet article, l’énoncé d’un pas de retard journalier de ¾ heure, 45 minutes, me fait penser que la règle a été transmise par les marins. Cette valeur par défaut était utilisée à bord des navires où l’on se servait d’une rose des vents comme horologium pour calculer sommairement les heures de marées.

 

Après avoir décrit la méthode pour les passages à gué, Frigot poursuit en déclarant :

Je n’ai garde d’entrer dans la Question agitée entre les Physiciens, savoir si c’est la Lune ou une autre cause qui produit le flux et reflux de la mer ; mais il est constant par l’expérience journalière, que ce qui vient d’être dit, est une règle infaillible pour le passage du Vay.

 

Bède est oublié depuis des siècles, mais sa règle mise en pratique par les marins continue d’exister. Elle a été la seule méthode de prédiction des marées pendant dix siècles.

Frigot reconnaît quelques exceptions cependant et note des dangers pour les plus pressés, les retardataires ou ceux qui ont abusé des liqueurs :

Il n’y a que dans les tems orageux d’Hyver où l’on puisse s’y mécompter de quelque quart d’heure ; il arrive même quelquefois dans ces tems là, qu’on ne peut point passer du tout ; mais ce n’est qu’une exception à la règle génerale.

Quelques un passent avant-Vay, ou passent arrière-Vay. Ce dernier cas est le plus dangereux ; dans l’un et dans l’autre, il arrive assés souvent que les chevaux perdent terre, § sont obligés de nager, ce qui fait périr de tems en tems quelques personnes, même des passagers, notamment quand on passe nuitament § qu’on a bû deux coup de plus.

 

Frigot vante aussi la commodité, les avantages et l’organisation :

Au reste, ce passage est commode, en ce que le chemin y est plus uni et plus court de 2. § de 3. Lieues que ceux des autres passages qui vont de la Hague, du Val-de-Saire § du Cotentin à Caen. A l’un et l’autre bord on trouve des passagers prêts à monter à cheval à l’heure du Vay ; ils font monter les gents de pieds en croupe derrière eux. Ce sont des guides nécessaires pour éviter les Coulières § et les Sables mouvants, et pour sonder le gué, attendu que les cours changent souvent de place, § notamment dans le tems d’orages et de tempêtes.

 

Enfin, il nous éclaire sur la répartition du trafic entre les Vays :

Tous les bestiaux gras qui sortent du Cotentin pour être conduits aux marchés de Caen, de Beaumont, de Neubourg, de Poissy §c. passent par l’un ou l’autre des Vays, soit à gué, soit à la nage. Il n’y a que les moutons qu’on est obligé d’embarquer au Petit Vay ou à la Nef du Pas.

Lorsqu’on va de Caen à Vallognes § aux environs par le Grand Vay, on ne passe pas par Carentan, mais on y passe quand on va par le petit Vay.

 

Cette chronique du Mercure de France nous apporte une confirmation de la règle appliquée par les habitants pour passer le Grand Vay, mais elle contient également une précision intéressante sur les passages à gué au Petit Vay. En effet, l’article montre bien que le décalage temporel entre les deux gués permet aux retardataires de passer à tout moment à l’amont du Grand Vay soit par le gué, soit par le bateau ; c’est ce que Gilles de Gouberville pratiquera pour un voyage impromptu en Bessin lors de la mort de l’oncle de Russy (10 et 11 Septembre 1560).

Le Petit Vay est à une lieue au-dessus (en amont) de l’autre du coté du midi ; c‘est le cours oriental du Grand Vay allongé dans les terres. On y passe la rivière de Vire en bateau quand la Mer est haute, § à gué quand la Mer est basse. L’heure du Petit Vay pour passer à gué est 2. à 3. heures plutôt, § 2. à 3. heures plus tard qu’au Grand Vay, non compris le tems du Grand Vay, qui est commun à tous le deux.

Figure 3  MAGIN J.  Plan d'Isigny, du Petit Vay et des environs 128500 –sans date (BNF- Ga

Figure 3 : MAGIN J. Plan d'Isigny, du Petit Vay et des environs 1/28500 –sans date (BNF- Gallica).

D’une façon générale, dans un estuaire ou une rivière maritime la marée retarde lorsqu’on se déplace vers l’amont, la courbe sinusoïdale qu’elle suit approximativement au large se déforme sous l’action des rétrécissements du cours et de la contre poussée des eaux de la rivière. Les prédictions de marée en estuaire et rivière en sont d’autant plus difficiles et doivent laisser place à l’observation. D’où l’intérêt de cet article du Mercure de France.

Je ne m’attendais pas à un tel écart temporel pour une distance de 4,5 km entre le Vay de Saint-Clément et le Petit Vay. Le retard maximum (3 heures) pourrait correspondre aux périodes de mortes-eaux.

La formulation de l’article me paraissant ambigue, j’ai tracé deux courbes de marées théoriques pour le Grand Vay en bleu, pour le Petit Vay en rouge, en prenant un retard de 3 heures pour le Petit Vay. On constate que le passage à gué au Petit Vay se fait aux environs de mi-marée montante ou descendante du Grand Vay, c’est-à-dire lorsque le Grand Vay est à mi-marée. La courbe théorique est traçée par la règle des douzièmes (sinusoïde) et les hauteurs d’eau sont arbitraires.

III fig 4.JPG

Figure 4 : Courbe de marée schématique montrant le décalage de l'arrivée de la marée entre le Grand Vay et le petit Vay.

 

Dans son article, Frigot informe le lecteur sur les dangers du Petit Vay :

Le Petit Vay est quelquefois dangereux non seulement par les causes ci devant déduites au sujet du Grand Vay, mais encore parce que s’il survient une tempête lorsqu’on le passe en bateau, on risque fort de faire naufrage. Le trajet est d’environ un demi quart de lieue

(environ 600mètres).

 

Enfin, l’auteur termine son propos concernant les passages des Vays par cette remarque :

Il y a longtemps qu’on parle de la construction d’un Pont au Petit Vay. Ce seroit un ouvrage vraiment magnifique et utile ; mais je doute qu’il fut possible, ou du moins qu’il fût durable, les marées y étant fort violentes, § la Rivière de Vire étant très rapide.

Le pont a été construit de 1804 à 1825 après calibration de la Vire, il a été équipé de portes à flot qui permettent d’empêcher l’eau de mer de pénétrer dans les marais pendant le flot.

Cet équipement a complètement modifié le cours de la Vire en amont et en aval et a, bien sûr, rendu le gué et le bac inutiles.

Dominique Béneult

 

Bibliographie :

BÈDE, De temporum ratione, traduit par by WALLIS Faith,The Reckoning of Time, Liverpool Univ. Pr., 1999/2004 (et en Pdf sur le web) Chap.29.

BÉNEULT Dominique, La stratégie de Gilles de Gouberville pour franchir la baie des Vays. Mesure du temps et prédiction des marées, Les Cahiers Goubervilliens n°24, 2021

MAGIN Jean, Environs d’Isigny, carte de détail Bnf Gallica .Consulté le 25/05/2022

https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b8591868f.r=Magin%2C%20Jean?rk=665239;2

Carte du Grand et du Petit Vay Bnf Gallica. 25/05/2022 https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b85918671.r=Magin%2C%20Jean?rk=879832;4

FRIGOT, Description Topographique et Historique du Pays de Cotentin, dans la province de Normandie, Mercure de France, Paris Février 1743, p.296-299

https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k63877296/f100.item Consulté le 25/05/2022

ROUPSARD Marcel, Nicolas et Jean Magin, cartographes des côtes de la Manche au XVIIIeSiècle, Annales de Normandie, 58e année, n°3-4, 2008, p.81-129

https://www.persee.fr/doc/annor_0003-4134_2008_num_58_3_6207 Consulté le 25/05/2022

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