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Les peu glorieuses aventures de Cantepie

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Dans son Journal de Mises et Receptes, Gilles de Gouberville raconte les travaux, les déplacements, les visites, de menues anecdotes du quotidien qu’il s’agisse des siens ou de ceux de ses gens, mais ce n’est que rarement qu’il dévoile de façon claire projets ou états d’âme, a fortiori lorsqu’il s’agit de ceux des autres. Il faut les chercher entre les lignes voire, les conjecturer.

Prenons l’exemple de Thomas Langlois dit Cantepie, son homme de confiance. A travers la description de ses nombreuses activités, il apparaît comme un homme travailleur, courageux et assez susceptible 1. Hormis ses déplacements chez son père à Tréauville, le Journal rapporte peu sa vie privée 2 et ne dit pratiquement rien de ses projets ou ambitions, sauf à deux reprises.

Le 30 août 1554, Gilles est à Cherbourg ; il note incidemment : « voycy arriver Cantepye qui venoyt de la guerre 3 » mais le départ et l’absence de celui-ci n’ont fait l’objet d’aucune mention explicite. Un possible indice figure sans doute quelques semaines auparavant. Le 5 juin, après avoir disné à Valognes avec Gilles et d’autres personnes, Cantepie part à Coutances avec Claude Cabart :

... pour ce que la monstre du ban4 y estoyt à demain et [il] charchoyt quelque appoinctement pour fère le service pour quelque ung.

Cantepie a probablement trouvé un engagement. Le 14 juin 1554, son frère Guillaume Langlois est au Mesnil dont il repart le soir, son φρὴρὴ καντ ὴτ λβή  [frère quant à lui = avec lui] 5. Cantepie n’apparaîtra plus dans le Journal jusqu’au 30 août. Ce sont Guillaume et Symonnet qui vont le remplacer auprès de Gilles dans ses activités et déplacements.

Le 25 août, à Cherbourg, Gilles rencontre son beau-frère M. St Nazer 6 qui lui dit que « les gentilshommes de l’arrière-ban estoyent revenus ». Sans doute l’informe-t-il ainsi du prochain retour de Cantepie qui fait partie de l’arrière-ban. Quant à Claude Cabart, il est également de retour puisqu’il participe au « disner » (déjeuner) de la St Gilles le 1er septembre.

Fait intrigant, à partir de cette date et presque sans exception, Gilles ne mentionne Cantepie qu’en utilisant des caractères grecs 7. L’usage de caractères latins pour le nommer ne reprendra que le 16 janvier suivant.

Après un hiver sans absences notables, Cantepie est de nouveau saisi par le goût de l’aventure quelques mois plus tard. Il va s’agir cette fois non plus de guerre (probablement terrestre) mais de marine.

Le 18 mars 1554(-55) il va à Cherbourg ; il y rencontre le capitaine corsaire Pater Cappon ; ils se connaissent bien puisque celui-ci lui prête son cheval pour rentrer au Mesnil et son laquais pour ramener sa monture à Cherbourg.

Le 13 avril, Gilles, Cantepie et un serviteur se rendent à Cherbourg. On ignore ce que fait Cantepie de sa journée. Le soir, Gilles va coucher chez Robine de la Mer 8 ; Pater Cappon - qui n’a pas encore été mentionné - et Cantepie couchent « ensemble » dans sa chambre. Le lendemain, dimanche de Pâques, après avoir assisté « aux matines et plusieurs messes », Gilles va « disner » chez Robine de la Mer avec d’autres personnes dont Pater Cappon. Une fois encore, rien ne transpire quant à la nature de leurs propos.

Le 20 avril Gilles précise un peu la nature des « affères » de Cantepie qui se rend à Cherbourg pour aller « en bref sur la marine ». Le 29, Cantepie rejoint Pater Cappon à Cherbourg : un « navire de Flamencz » a été aperçu au Cap Lévi 9  mais il retourne au Mesnil car les « Flamencz » ont disparu.

Quelques semaines plus tard, le 21 mai, Gilles rapporte l’embarquement de Cantepie et, nous le saurons plus tard, celui de Claude Cabart, « dedens le navire du cappitaine Pater Cappon ».

Aucune autre information ne figurera dans le Journal avant le 4 juillet.

Les étapes de l’aventure ne vont pouvoir être reconstituées que rétrospectivement.

21 mai-24 juin : Pater Cappon et son équipage dont Cantepie et Cabart, naviguent dans des eaux non précisées. Peut-être au large du Val de Saire où croisait le navire des « Flamencz ».

24 juin-2 juillet : l’équipage de Cappon est capturé 10 et gardé prisonnier par les « Flamencz ».

L’information est donnée le 4 juillet à la foire de la Boullye dans le Bessin où Gilles séjourne, par des compagnons matenotz 11 faits prisonniers avec Cantepie le jour Sct-Jehan (24 juin).

3 juillet : l’équipage est libéré par Gilles Leloutre de Guernesé (Guernesey). Cantepie se retrouve à Beaumont.

Comment Leloutre a t-il appris la capture de l’équipage ? Pourquoi la libération se fait-elle à Beaumont ?

5 juillet : Cantepie revient au Mesnil mais Gilles est en Bessin. Cantepie rend visite à son père.

À noter que Cantepie vient voir Gilles en priorité.

7 juillet : il raconte ses aventures à Gilles, revenu de Russy.

Aucun détail n’est donné...

10 juillet : Cantepie retourne à Beaumont, probablement pour discuter avec Leloutre du montant de la « rançon » (cf. 13 juillet).

11 juillet : Cantepie, revenu de Beaumont et Gilles vont à Cherbourg pour une raison inconnue. Ils croisent Gilles Leloutre à la porte du château.

Aucun détail sur la teneur d’une possible discussion.

13 juillet : Gilles prête « quattre escus » à Cantepie « πωβρ παήὴρ εα ρανκων » (pour payer sa rançon) ; celui-ci se rend à Cherbourg « porter au Loutre l’argent de sa rançon ».

À noter qu’il revient avec l’argent, car ses compagnons de navigation n’ont pas payé.

Il n’y aura aucune mention du paiement à Leloutre ni d’un éventuel remboursement à Gilles.

8 août : Gilles rencontre Claude Cabart - qui s’est embarqué avec Cantepie - et raconte à Gilles « comme ilz avoyent esté prins dedens la barque 12 [de] Pater Cappon ».

Gilles ne rapporte pas les détails de la capture dans le Journal.

11 septembre : Cantepie plaide à Saint-Pierre Eglise « contre » Gilles Leloutre.

Gilles n’indique pas la raison pour laquelle Cantepie plaide contre son libérateur ni l’issue de cette procédure.

Sa démarche du lendemain accroit le mystère...

12 septembre : Cantepie et Claude Cabart vont voir le corsaire Françoys Leclerc à Réville « pour sçavoyr s’ilz auroyent quelque chose de la prinse qu’ilz avoyent faicte sur la mer. »

De quelle prise s’agit-il ? Leloutre a-t-il récupéré (en même temps que l’équipage) l’éventuel butin de Cappon et que fait François Leclerc, autre capitaine corsaire, dans l’histoire ? Pourquoi lui demander leur part ? Vont-ils obtenir quelque chose ? Le Journal ne le dit pas.

Ainsi s’achèvent les aventures de Cantepie.

Comme on le voit, le Journal suscite beaucoup plus de questions qu’il ne donne de réponses et montre combien Gilles oscille sans cesse entre curiosité et goût de la discrétion, voire du secret.

Toutefois, il nous informe sur un point : l’intérêt pour les entreprises corsaires 13 assez nombreuses en Manche, de personnes a priori peu destinées aux aventures maritimes, mais sans doute excitées à l’idée d’en vivre une. On le verra de nouveau avec Symonnet.

Quant à Cantepie, il ne renouvellera pas l’aventure !

 

Jacqueline Vastel   

1 Il se dispute et se bat assez souvent.

2 Il le fera toutefois lors du mariage de Cantepie avec sa demi-sœur Guillemette ... sans toutefois le laisser présager !

3 Il ne précise pas laquelle. S’agit-il de la guerre d’Henri II contre Charles Quint et ses alliés (bataille de Renty, campagne aux Pays-Bas, ...) ?

4 Monstre du ban : rassemblement, revue de personnes de la noblesse. Le ban est la convocation des vassaux par le suzerain en cas de conflit lors de la levée de troupes. Il est possible d’obtenir une exemption de ban en payant un remplaçant. L’arrière-ban est constitué de l’ensemble des arrière-vassaux.

5 L’usage de caractères grecs est probablement censé dissimuler les informations transcrites à des lecteurs indélicats.

6 Jacques Du Moncel, sieur de St Nazer occupe d’importantes fonctions : il est lieutenant de l’amiral de France et capitaine de la milice des côtes ; à ce titre il est évidemment au fait des opérations militaires.

7 Pour les 88 occurrences « Cantepie » de la période, 69 sont en caractères grecs (soit 78.4%).

8 Aubergiste, « banquière » et mère de Malesart, autre corsaire local.

9 Que fait ce navire au Cap Lévi (Fermanville dans le Val de Saire) ? Cappon pense-t-il qu’il s’agit d’un riche galion qui navigue entre Espagne et Flandres, celles-ci étant devenues espagnoles ?

10 On ignore si Pater Cappon est également fait prisonnier

11 Pourquoi sont-ils libres ? Pourquoi sont-ils dans le Bessin ?

12 Au XVIe s. les barques étaient des navires de petites dimensions (50 x 20 pieds).

13 Plusieurs corsaires apparaissent dans le Journal : Malesart (fils de Robine de La Mer), Françoys Leclerc et Pater Cappon.

 

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