Certaines analyses du Journal ne sont en fait que partiellement basées sur une lecture détaillée de cet ouvrage. Les conclusions de Tollemer sont souvent adoptées sans qu'elles soient confrontées au texte original. L'abbé Tollemer avait une grande culture et le monde agricole qui l'entourait ressemblait en bien des points à celui de Gilles, mais il lui arrivait de faire des erreurs d'interprétation qui ont été reprises par la suite.
Dans l'article ci-dessous, Marcel Roupsard relève certaines incohérences de la célèbre présentation d'Emmanuel le Roy Ladurie dans la réédition par les Éditions des Champs de l'ouvrage de Tollemer.
Erreurs d'interprétation faites par E. Le Roy Ladurie dans "La verdeur du bocage",
Le texte de Le Roy Ladurie est en italiques.e
Sa critique (valide ?) est en caractères droits.
Page VI Maître Clément Ingouf, forgeron inepte et prétentieux...
Ingouf n’est pas un simple forgeron de village ; c’est un fabricant de charrues qui va travailler chez ses clients nobles et bourgeois.
[cité parmi les engrais] les sables de la mer
GdeG ne va chercher du sable à la mer que pour des travaux de maçonnerie (il ne peut pas servir d’engrais).
...le fumier enfin qu’il tire des pâtures de l’outfield et fait déverser sur l’infield ou zone cultivée
Gouberville ne va pas chercher son fumier dans l’ « outfield » (forêt, dans les bois ou landes) pour l’épandre dans ses champs ; il le prend dans ses étables avant les labours.
Page VII (GdeG) gros exploitant actif innovateur, pas sot du tout, produit en fin de compte un blé qui ne lui coûte, ni ne lui rapporte beaucoup ; les coûts frumentaires sont assez faibles, puisque les moissons, poste salarial essentiel, sont assurées, dans un climat d’archaïsme carolingien…. par les corvées quasi gratuites des villageois.
Les moissons ne sont pas faites par les villageois corvéables du Mesnil, mais, sur plusieurs jours, par des habitants (en partie des femmes) des paroisses voisines (sans salaires mentionnés, mais sans doute avec des avantages en nature : les fêtes le soir et certainement le glanage (voir le tableau de J.F. Millet).
Pages VII-VIII Gouberville et les siens…. achètent leur beurre en ville.
Gouberville avait une « vieille laiterie » à son manoir, mais aussi une autre où les femmes de la maison faisaient du beurre. Il en achetait aussi à l’automne pour compléter ses stocks avant le carême qui interdit la graisse de porc (saindoux).
Page VIII Beaucoup de vaches errent loin du manoir, dans l’immense forêt de Brix...
Les vaches de Gouberville sont sur les pâtures du domaine, c'est-à-dire sur les jachères longues qui constituent plus de la moitié de la surface du domaine. Les servantes y vont les traire.
Pour récupérer ces bêtes, bovines ou porcines… il faut organiser à coup de corvées villageoises d’immenses corridas forestières… (beaucoup plus que des bovins)
Des vaches sauvages évadées du bois, foncent en pleine ville et renversent les tables des drapiers.
Il s’agit le plus souvent des chevaux qui sont capturés en forêt.
Cet épisode ne peut être que celui du 1er octobre 1554 ; il s’agit d’un seule "vache braindye" dont rien n’indique qu’elle est venue du bois ; sans doute s’est-elle plutôt sauvé de l’abattoir.
Page IX Au premier rang de ses revenus figurent en effet le porc et tout ce qui alimente sa production.
Gouberville vend très cher aux villageois (jusqu’à 50 l. par an…) la paisson ou droit d’utiliser les glands dans les forêts dont il est le seigneur.
Le hobereau et ses fidèles se rendent régulièrement à ces foires.
Fausse vision des revenus fournis à Gouberville par ses élevages. Il n’est pas le seigneur de la forêt de Brix qui est une forêt royale.
Le droit de panage bénéficie donc au Roi, pas à Gouberville.
Gouberville ne fréquente qu’environ une foire importante sur deux.
Pages X et XI (2 pages entières sur différentes pratiques de chasse) (Gouberville chasse très rarement lui-même probablement à la suite d’un accident de chasse)
Page XVII les quelques artisans ruraux (qui ne le sont du reste qu’à mi-temps)
Les artisans du Mesnil semblent assez proches du plein-temps et peuvent compter sur l’aide de leurs proches pour leurs activités agricoles. Les exemples d’activités artisanales qui sont proposées n’apparaissent pas dans le texte.
le toilier, qui vient sur place pour fabriquer les quelques dizaines d’aunes d’étoffe
Le tisserand local travaille chez lui sur un métier qu’il ne peut déplacer.
Notre homme est possédé par un idéal d’autarcie, quasi carolingienne
ien de tel dans le « Journal ». Gouberville a souvent recours aux services des artisans locaux et fréquente les marchés.
L’idée même de gagner de l’argent lui est… profondément étrangère
Une telle vision de la relation de Gouberville à l’argent n’est pas soutenable. Son « Journal » est un livre de raison (c.à d. de comptes).
Page XVIII Si loin qu’il s’étende, son regard de terrien n’aperçoit guère… que quelques barques, chargées de buches ou de lard
Cette affirmation est erronée. Les paysans qui sont ses fermiers à Gouberville sont spécialisés : l’un est cultivateur, l’autre pratique la pêche sur les côtes du Cotentin, du Bessin et du Pays de Caux et il n’est pas le seul à le faire. Le passage ci-dessous contredit également cette assertion.
Son fidèle Cantepie envisage de participer à une expédition plus ou moins mythique vers le Pérou.
Dans le texte du « Journal » cet épisode ne concerne pas Cantepie
mais Simonnet. En fait il ne s’agissait pas du Pérou mais du projet d’attaque d’Aurigny. Le but était de tromper d’éventuels espions anglo-normands. Il fallait pour cela que la ruse soit plausible ; elle n’était efficace que si les corsaires normands étendaient vraiment leur activité jusqu’aux rivages américains. Le corsaire révillais François Leclerc lançait des expéditions autour des Antilles : sur les côtes d’Hispaniola (Haïti) et de Porto-Rico en 1553. Gilles de Gouberville fait sa rencontre à plusieurs reprises.
Page XIX au long d’un journal qui dure une vingtaine d’années
On n’a retrouvé que quatorze années du « journal » de Gilles de Gouberville. D’autres volumes ont sans doute disparu.
Dans sa masse, cette société rurale est donc engoncée dans l’humus, braquée sur les circuits des échanges locaux, ou de l’autoconsommation villageoise.
Les échanges par mer entre ports normands semblent assez actifs. Les foires du Val de Saire (La Pernelle, Le Vicel) attirent en nombre des marchands de bestiaux du Bessin.
Page XX le groupe des bâtards de Gilles lui-même, nés d’une maîtresse très aimée qu’il lui est, sous peine de mésalliance, interdit d’épouser.
C’est du roman ! Gouberville a eu quatre filles bâtardes (de quatre maîtresses différentes). Une seule, Michèle, est élevée au manoir.
Page XXI Un petit garçon nommé Pierrot, qu’on embauche pour surveiller les moutons, et qui, la nuit, couchant dehors en compagnie de ses bêtes, voit briller dangereusement les yeux des loups.
Les moutons dehors pendant la nuit ! À quoi sert « l’étable aux moutons » plusieurs fois mentionnée ? Un enfant aurait donc passé la nuit seul dans les champs ? Pas de « Pierrot » garde de moutons repérable dans le texte du « journal ».
Page XXIII Chaque bourgade ou gros village bas-normand, vers 1560, possède ainsi sa louerie, qui tient du marché d’esclaves et de la fête foraine. Des jeux, les luttes, entrecoupées de danses, y mettent en effet aux prises, sous les yeux des notables, des jolies femmes, des propriétaires et des curés, les aspirants à l’état de domestique agricole.
Les loueries traditionnelles se sont tenues en Cotentin jusqu’au début du XXe siècle. Elle se tenaient aux foires d’été entre les moissons et les labours qui commencent la nouvelle année agricole (« la Madeleine » à Montfarville ou Beaumont-Hague, « la St-Pierre » à St-Pierre-Église,….). Des scènes de luttes les jours de foires sont introuvables dans le « Journal ».
Pages XXIII-XXIV un jour Gouberville revient chez lui, couvert de plus de puces qu’à l’ordinaire, au point que ses fidèles… mettent un temps fou à exterminer les bestioles.
Cette scène de chasse aux puces est repérable dans le texte du « journal », mais elle ne se déroule pas au manoir du Mesnil-au-Val mais à Saint-Lô, au cours d’un voyage.
Pages XXIV-XXV Les assemblées des hommes du village en vue de répartir l’impôt royal… ont lieu tout bonnement dans l’église après la messe du dimanche… Maître Gilles qui connait son monde… entre dans
l’église et fait nommer l’un de ses hommes de paille comme répartiteur ou comme fermier des enchères.
Cette scène d’intervention de Gouberville pour la répartition de la taille n’apparait nulle part dans le « journal ».
Page XXV Le curé est absentéiste et ne visite ses ouailles qu’une fois l’an ; et son vicaire est un plat personnage. (il) est employé dans le Manoir aux menues besognes…
Le curé du Mesnil n’apparait pas une seule fois en 14 ans. Lequel des vicaires ? Il y en avait trois au Mesnil-au-Val. Il y a une confusion de personnage avec un serviteur nommé (ou surnommé ?) Michelot Vicayre.
Page XXVI le moulin, objet des soins attentifs et des réparations justifiées : Le seul fermage de ce moulin lui rapporte en effet 331 boisseaux de froment par an
Il s’agit ici du moulin du village de Gouberville où il emploie un meunier. Celui du Mesnil-au-Val est en exploitation directe ; il y place un de ses proches qui y fait moudre les grains et prélève sa part pour le montant de cette mouture.
Le troisième poste lourd …. est constitué, mais oui, par les corvées: moissons toujours et foins parfois
C’est le contraire : les moissons sont faites par des équipes venant de paroisses voisines, sans salaires autres que la nourriture. Pour les foins, le fauchage des prés de Tourlaville est fait par des équipes de faucheurs salariés.
Page XXVII Un seul cas de conflit ….pendant les dix années que dure le journal
La partie retrouvée du Journal de Gouberville couvre 14 années (de 1549 à 1562). Les quatre premières années (transcrites par Blangy) n’étaient pas connues de Tollemer.
Page XXIX lui-même se nomme théoriquement Jacques Picot, écuyer. Il se fait appeler Sire de Gouberville
Non ! Gilles Picot. Plutôt : « sieur de Gouberville »
De quatre frères (parents de notre auteur) l’un s’appelle Monsieur de Saint-Nazer ; le second Robert du Moncel, bailly de l’Abbaye de Cherbourg ; le troisième est Monsieur de Vascognes, chanoine ;
Ils ne sont pas ses frères : il s’agit des du Moncel, de Gréville dans la Hague. Le premier, Jacques, a épousé Renée de Gouberville, sœur aînée de Gilles. Le second, second, Robert était bailli de l’abbaye de Cherbourg. Le troisième, était prieur de l’abbaye d’Ardenne près de Caen.
Le quatrième enfin est le sieur des Hachées, qui un jour jouera aux dés contre Gouberville sa terre des Hachées, mais conservera tout de même le nom qu’il aura forgé sur ce toponyme !
Le dernier, qui se faisait appeler « les Hachées », avait pris le nom de la lande commune située au sommet des falaises de Gréville ; il s’agit bien sûr d’enjeux de plaisanterie ; ce sont des biens fonciers qui ne leur appartiennent pas : Gouberville joue ses Crevières qui est une garde de la forêt royale de Brix et les Hachées, une lande commune des habitants Gréville.
Page XXXII Le baptême et ses prolongements ne rassemblent ainsi qu’un groupe de personnes restreint. Il n’en va pas de même du mariage. Les noces villageoises de 1550, d’après les descriptions goubervilliennes, font penser aux épousailles des Bovary dans le roman de Flaubert….
Le mariage que décrit E. Le Roy Ladurie d’après Flaubert est assez décalé par rapport aux textes de Gilles de Gouberville qui rapportent des fêtes de mariages.
Page XXXIII Les proches parents du défunt… s’y déclarent en effet, à l’exemple de Gouberville, ennuyés et faschés par le décès de leur proche
Dans l’exemple choisi par Le Roy Ladurie, Gouberville est fâché surtout parce qu’on a beaucoup tardé à le prévenir du décès de l’oncle de Russy, craignant la dissimulation de documents importants concernant la succession.
Page XXXIV Après le repas (de funérailles),on regarde au coffre. On compte et on partage les écus et les ducats. Et puis,…on partage (en lots égaux ou inégaux, selon la qualité individuelle des hoirs) les vaches, les charrues et les harnais….le lin, les moutons…enfin les champs…
Après le décès de l’oncle auquel Le Roy Ladurie fait allusion, le partage qui est décrit n’est pas réalisé juste après les funérailles, mais nécessite des arbitrages et des procédures qui s’étendent sur plus d’une année.
Page XXXIX Quelques menus, épinglés au hasard, seront de ce point de vue éloquents : au souper du 18 septembre 1854, avec trois convives (soit Gouberville, un prieur et un bailli) : deux poulets tous lardés, deux perdreaux, un lièvre, un pâté de « venaison » (de cerf)
Seuls les invités sont mentionnés mais il faut tenir compte aussi des convives de la maison qui partagent ce repas (à la même table ou à côté) : Cantepie, les demi-frères (Symonnet, Arnould)
Page XL la disette en année de mauvaise récolte (le journal de Gouberville, sur dix années couvertes par sa prose, n’en indique qu’une seule -1556- qui soit disetteuse et calamiteuse quant aux blés
10 années sur les 14 du « journal » ; Le Roy Ladurie ne prend donc pas en compte les 4 années transcrites par Blangy. Les connaissait-il ?
Page XLI Gouberville, grâce à ce déguisement « hellénique » peut raconter en catimini ses aventures amoureuses, qui lui sont en général communes avec Symonnet – son demi-frère naturel et compagnon de débauche seigneuriale,
Une écriture codée en caractères grecs permet à Gouberville de relater les relations amoureuses de Symonnet avec Hélène Vaultier . Il ne partage à aucun moment ces relations, mais il refuse à Symonnet d’épouser sa maîtresse.
enfin, l’hétérosexualité du Sire s’exerce sous la forme atténuée d’une sorte de droit de cuissage officieux et local…
Droit de cuissage avéré ? La preuve n’en est pas fournie.
L’une de ses maîtresses est Hélène Vaultier….Cette fille plaît au seigneur Gilles en décembre en 1553, un jour que chez elle, en sa présence
à lui, elle chauffe le four et bat le fléau. Gilles l’engrosse, puis continue de la fréquenter en compagnie de Simonet…il informe de cette grossesse,
comme le vaut la coutume, le frère de la jeune fille auquel il verse,
semble-t-il, la compensation prévue dans ce cas ;
Jeanne et sa soeur effectivement "battoyent à la grange" chez leur père. Aucune mention de chauffer le four. C’est Symonnet qui « engrosse » Hélène mais Gouberville lui interdit de se marier avec elle. Il n'est aucunement mentionné que lui-même ait eu des relations avec Hélène.
il se confessera longuement de sa faute, en fin d’année à un prêtre de Cherbourg qu’il aura au préalable régalé d’un bon repas.
Une telle confession en 1553 n’est pas dans le « journal ». À la veille de Pâques 1555, il se confesse effectivement à Cherbourg où il a été invité à soupper au presbytère par le curé.
Condamné par cet ecclésiastique à la pénitence d’un pèlerinage, qu’il effectuera déguisé en marin, Gilles se retrouvera finalement lavé de son péché et prêt comme toujours à recommencer.
Le seul cas de déguisement de Gouberville en marin se trouve le 13 octobre 1555 où il va à Brix "en pèlerinage" pour assister à la première messe du curé de Valognes. Il ne voulait pas être reconnu par plusieurs officiers de Valognes qui y assistaient. Ces tenues de marins lui ont été prêtées quelques jours plus tôt par ses fermiers de Réthoville.
Page XLIII Pour gagner ses procès, il se ruine pots de vin, en dons de chevreaux…
Une ruine toute relative ! Il a laissé un bel héritage.
(En note de Tollemer)
Dépenses monétaires du Sire de 1549 à 1563 (14 ans et 3mois)
Non ! 14 ans ; il s’agit d’années entières.
Page XLIV (note) en 1561, Gouberville n’a rien vendu à cause des guerres
Il s’agit plutôt de 1562, avec le début de la première Guerre de. Religion.
Marcel Roupsard