Les distractions
Outre sa charge de lieutenant des Eaux et Forêts, la gestion du manoir du Mesnil-au-Val, ses procès, la rédaction de son Journal dans lequel il rapporte faits et événements dont il estime devoir garder la trace écrite, Gilles de Gouberville se distrait.
Nous avons, dans de précédents articles, évoqué ses lectures, les spectacles de théâtre auxquels il assiste, sa pratique de la « choule » et du « mommon ». Voici quelques uns de ses autres loisirs.
Il se promène :
Il fist grand tourmente au matin et grand pluye, lesquelles passé je m’en allé, Marin Flamenc avecques moy, sur la mer voyer la mer qui estoyt merveilleusement esmeue encore plus que hier. (25 octobre 1554)
Je ne bougé de Gouberville. Sur la relevée, je m’en allé pourmener par entre mer et mare au rast de Gatteville. (1er juin 1554)
Il chasse et pêche :
Il fist ung temps fort doulx et gratieulx comme s’il avoyt esté le moys d’apvril … Au soyer nous fusmes aulx ramiers au buisson de la Coulombière. (25 décembre 1557)
A soleil coucher, nous allasmes tirer le coleret et y fusmes jusques à mynuyct … Nous prinsmes IIII bars, une barbue et une plis, et au tiers traict le fillé accrocha à une roche et le falut lever. (19 septembre 1554)
Il rend visite à des amis :
Apprès avoyr beu chacun un coup, nous en allasmes chez Thomas Drouet … par manière de passe-temps. (14 juillet 1560)
Mais il s’adonne aussi à d’autres distractions et assiste à des fêtes et amusements traditionnels : jeux d’intérieur et parfois, activités physiques. Ces divertissements sont ceux du xvième siècle et son mentionnés pour la plupart dans Gargantua (ch. xx) de François Rabelais (dez, fleux, condemnade, chance, renette, trictrac, quilles, boulle plate, pallet, crosse, …).
1 – Les jeux d’intérieur
On relève une vingtaine de mentions de jeux d’intérieur dans le Journal. C’est en 1550, à Rouen où Gilles séjourne, que les références sont les plus nombreuses. Toutefois, revenu au Mesnil, il évoque des distractions à plusieurs reprises : cinq fois « céans », quinze fois à l’auberge ou chez des connaissances. Il joue et parie avec ses familiers, des amis, des notables ,… :
Je gaigné de Cantepye, en attendant le jor, deux perdrix por la gageure d’un coc de perdrix qu’il disoyt être une poule, et fismes lever Douart por estre nostre juge. (12 décembre 1553)
Je m’en allé chez le cappitaine du Teil où madame la Duchesse [d’Estouteville]estoyt à disner. Apprès avoyr joué d’intérieur avecque ma dite Dame…. XX sols. (8 juillet 1552)
Les enjeux peuvent être du gibier, de l’argent mais aussi des épingles. A plusieurs reprises, Gilles en achète de grandes quantités sans doute pour jouer* mais aussi pour les offrir le jour de sa fête :
Sur le soyer, j’achatté de Sansonnet III milliers d’espingues XV s, que je donné aulx filles de filles de ceste ville [Mesnil]. (1er septembre 1553)
* Cette pratique est confirmée par Paul Lacroix (Vie… au Moyen Âge et à l’époque de la Renaissance, Paris, Firmin Didot, 1873 ) : « à partir du xve siècle, on fabriqua des jeux de cartes à bon marché que les merciers vendaient avec des épingles employées en guise de jeton ».
► Le jeu de cartes
Le jeu de cartes tel que nous le connaissons est né aux Indes et est lié à des pratiques divinatoires. Son introduction en Europe s’est faite par l’intermédiaire des Mamelouks à la fin du xive siècle.
Le « flus » (flux) est l’ancêtre du poker. Après une donne de trois cartes, le joueur qui a « flux » (série de cartes de même couleur), l’emporte. Apparemment, Gilles aime beaucoup ce jeu.
[A Rouen] Je joue au flus jusques à unze heures avecque les sieurs de Martinbosc et du Fort. (19 décembre 1550)
[A Valognes] Je perdy à jouer au flus, tant apprès disner que apprès soupper, LXII s. (30 novembre 1553)
► Les « detz »
Petit cube d’os et d’yvoire marqué de points différents en ses six faces, dont plusieurs étant jetés, déterminent les choses qu’on laisse juger au hasard(Furetière).
Ce jeu très ancien d’origine indienne dérive des « osselets », jeu pratiqué avec les petits os du tarse d’animaux.
[A Gatteville] Je trouvé le curay de Firville [Fierville] et Retoville [Réthoville], de Millières et led Sr de Gatteville, près la porte du logis, qui jouent aulx detz. (8 juin 1553)
► Le trictrac
Le trictrac se joue avec des dés et consiste à faire avancer des pions sur un « tablier » à deux compartiments comportant six cases triangulaires ou flèches. Le but du jeu est de marquer des points pour obtenir le premier un nombre déterminé.
Gilles évoque une partie de trictrac qui a dû être animée :
Je ne bougé de Sct-Naser (…) Les Hachées et moy jouasmes au trictrac. Il joua ses Hachées[pièce de terre à Gréville] contre mes Crevières[pièce de terre dans la forêt de Brix]. Il perdit, dont je fus bien ayse.(2 octobre 1555)
NB : il s’agit d’enjeux fictifs : « les Hachées » est une lande inculte et « les Crevières » fait partie du domaine royal.
► Jeux et activités d’intérieur inconnus
- La « condannade »
Led. Auvrey gaygna III s … à jouer à la condannade. (19 novembre 1559)
- Le « mal-content »
Je ne bouge de céans ; il pleult quasi tout le jour. Au soyer, nous jouasmes au mal-content jusques à mynuyct.(24 novembre 1559)
- La « chause » : ne s’agirait-il pas plutôt de « chance » ? Auquel cas, il s’agirait d’un jeu de dés.
Céans … Symonnet[donna une partie] de l’argent qu’il avoyt gaigné … à jouer à la chause. (17 novembre 1553)
- La « renette »
[A Valognes] Apprès disner, ma cousine de Borlande et sa fille vindrent céans. Je perdi cinq solz contre elle à la renette. (21 avril 1555)
- Les « virles »
Ce jeu a lieu le soir du 1er janvier : il est donc probable qu’il se pratique à l’intérieur. Pourrait-il s’agir d’une déformation de « virelais » (poèmes) qui seraient dits par les clercs ?
[A Rouen] Je disne et souppe chez Le Prevost. Apprès soupper les clercs de l’église Sct Vyvian y vindrent jouer des virles. (1er janvier 1550)
- La « rouelle ». Elle semble passionner Gilles puisqu’il passe une nuit à y jouer :
[A Rouen] Pour ce que nous avions passé la nuyct à jouer à la rouelle Sydeville et moy, il estoyt unze heures quand je me levé. (22 juillet 1550)
2 – Sports et jeux de plein air
Lorsqu’il va à Blois à la cour, pour obtenir une promotion (qu’il n’aura pas), Gilles assiste à un tournoi qu’il apprécie beaucoup puisqu’il reste jusqu’à la fin :
Apprès disner, il se fist ung tourney dedens la court du chasteau, qui dura viron deux heures, où je fus tant qu’il dura.(2 février 1555)
Gilles est un homme d’extérieur malgré la multitude de « Je ne bouge de céans »du Journal.
Il n’est pas très « sportif ». Toutefois, il participe à la « choule » (voir l’article qui lui est consacré ) et joue aux de quilles. Il évoque divers jeux ou sports de plein air qui ont lieu la plupart du temps, le dimanche aux beaux jours, à l’exception de la « choule » et de la crosse qui se jouent en hiver.
► Le jeu de quilles
Une quille est un morceau de bois oblong posé verticalement sur le sol et que l’on doit faire tomber avec une boule lancée à la main.
Gilles aime ce jeu. Il lui arrive de jouer « céans … toute l’appres disnée jusques à vespres ». (1er juin 1550). Un lieu a même été aménagé près du manoir :
Je me teurty le pied dextre au jardin à poyriers, en une petite fossette où on assist les quilles. (18 août 1555)
► Les boules
Jeu très ancien pratiqué dès l’antiquité gréco-romaine, ce jeu consiste à lancer des boules le plus près possible d’un but.
Un jour, Gilles se met en colère contre ses serviteurs qui jouent aux boules et laissent la maison vide :
[A Russy] Je trouvé, près la maison Viller Gille, tous mes serviteurs qui bouloyent, et ny avoyt personne à la maison. Je donné à Lajoye, pour son jeu, deux coups de baston quand il revinst. (4 mai 1561)
► Le palet
Ce jeu se pratique « avec un carreau ou morceau de pierre, de bois, ou de fer qu’on jette à la portée du bras. Celui qui approche le plus près du but gagne le coup. » (Furetière).
Apprès messe et disner, … je m’en allé à la grève[de Cherbourg] trouver maistre Georges Giffart, qui jouet au palet avecques Briant Flamichon, … (13 janvier 1554)
► La crosse
Vespres dictes, nous fusmes jusques à la nuyct à crocher près l’église. Il fist fort beau temps ce jor.(2 février 1553)
Apprès vespres, les hommes mariés, contre les non mariés, crochèrent à la Petite-Champagne[domaine de Gilles] jusques à la nuyct. (4 février 1553)
► La paume
« jeu où on pousse et on repousse plusieurs fois une balle (…) avec des raquettes, des battoirs (…). La longue paume se (…) joue dans une grande place (…) qui n’est point fermée. La courte paume (…) est un jeu fermé & borné de murailles … »(Furetière).
Ce jeu, comme son étymologie l’indique, peut être également joué à la main. Il s’agit d’un jeu très populaire pratiqué aussi bien par les serviteurs de Gilles que par les gentilshommes en garnison à Cherbourg. La paume peut se jouer en extérieur :
Je m’en allé à Cherebourg où j’arrive viron mydi ; je trouve Monsieur de Saincte-Marie qui joue à la paulme à la grande rue avecque plusieurs gentilshommes de l’arrière ban qui là estoient en garnison (20 juillet 1549)
Toute l’apprès disner jusques à vespres Symonnet, … et tous les garsons de céans jouèrent à la paulme en la court. (3 avril 1553)
ou probablement en intérieur puisque Gilles mentionne le « jeu de paulme du donjon [de Cherbourg] ». (1er mars 1553).
► Le tir à l’arbalète
L’arc et l’arbalète sont des armes de guerre et de chasse. L’arbalète, qui va supplanter l’arc à partir de la fin du xive siècle, est une arme de trait, composée d’un arc bandé avec un ressort et monté sur un fût qui reçoit la balle ou le trait.
Nous allasmes à la briayre Paris tirer au blanc à des tréseaulx[meule de gerbes de paille]. Led. Thomas rompit l’arbaleste Gilles Auvré en la bendant. (23 août 1555)
► La « volerye »
Ce jeu, pratiqué au Mesnil-au-Val, nécessite un dispositif tendu entre deux poteaux. S’agit-il du « volant » (ancêtre du badminton), d’un jeu apparenté à notre volley-ball ou d’une forme de chasse ?
Apprès vespres, nous allasmes esbattre à une volerye qu’on avoyt dressée entre deux chesnes près la maison Auvrey. (29 juillet 1554)
3 – Spectacles et distractions traditionnelles
Après les jeux d’intérieur, les jeux et sports d’extérieur, voici quelques uns des spectacles et autres pratiques traditionnelles auxquelles Gilles assiste ou participe.
► Le théâtre : voir l’article qui lui est consacré dans les « archives » du site.
► Spectacles divers
² Acrobaties
Il arrive que passent des « Egyptiens » ainsi appelés car on pensait alors que ces nomades espagnols venaient d’Egypte (lat. : aegyptanus, esp. : egiptano > gitano, angl. : gipsy, fr. moderne : gitan) :
Apprès disner il[M. Poton, à Cherbourg] sortit pour parler à ung cappitaine d’Egiptiens, aulx quelz il commanda s’en aller aulx Pieulx, … Pour … 1 sol que je donne à ung Egiptian qui jouet de souplesses. (13 août 1551)
² Lutte
A la foire « Sct-Cler, a Negreville » Gilles assiste à des « luctes » :
Led. jor, apprès avoyr veu les dances et les luctes, … je prins congé de la compagnee viron VI heures du soyer puys m’en vins. (18 juillet 1553)
► Distractions et pratiques traditionnelles
² Les « conars »
Au XVIe siècle, l’antique – et nécessaire exutoire – fête des Fous, donne naissance en Normandie (Rouen, Evreux) à la « confrérie des conards » qui va perdurer plusieurs siècles. Composée aussi bien de notables que d’artisans, la confrérie a un abbé et un bailli. Ses membres ont l’autorisation de se masquer aux jours gras et de se livrer à des facéties. Le jour de la saint Barnabé (11 juin), l’abbé des conards visite ses « Etats », entouré de sa cour « conardante ». Il est monté sur un âne et porte une marotte (sceptre fait d’un bâton surmonté d’une tête grotesque). Il prêche « l’évangile des connoilles », répertoire de plaisanteries et rend des jugements insensés lors de faux procès.
[A Rouen] Apprès disner je m’en allé à St Julian hors la ville voyer les conars. (1er février 1550)
Au xvie siècle, Valognes et Cherbourg ont leur confrérie des conards :
[A Valognes] Nous fusmes voyer la couardise [erreur typographique : conardise] dont Thomas Hurel estoyt bailly. (18 février « 1549 »)
Je vendi à Jehan Bonamy, de Cherebourg, deux castries, sauf les peaux que je retiens à mon profict … que j’envoyé par luy-mesme au bailly des Conars. (23 février « 1554 »)
A noter que, entre Cherbourg et Martinvast, dans la vallée de Quincampoix, le Pont-aux-cosnards existe toujours. La confrérie le franchissait probablement en se rendant chez un de ses membres et y festoyait ou s’y livrait à des activités … inconnues.
² Le « mommon » : voir l’article qui lui est consacré dans les « archives » du site.
► Musique et danses
Hormis à Blois, où il assiste à un bal donné au château :
Apprès on alla au bal ou je fus et y porté Mademoiselle de Monmorency, petite fille de Monsr le Congnoystable. A l’entrée de la salle du bal y avoyt fort grand presse. La royne d’Escosse et Mesdames se trouverent en lad. presse … (18 février 1555)
Gilles ne mentionne les danses et la musique que pendant des fêtes locales (les « dances » à la « Sct-Cler, a Negreville » (18 juillet 1553) ou lors de réunions amicales :
Je ne bougé de céans. J’euz vingt-cinq personnes du Teil qui couppèrent les poys de la Haulte-Vente et partye des fourmentz. Ilz estoyent encore à dancer à mynuyct en la salle. (22 août 1555)
Je ne bougé de céans … Apprès vespres, les filles se misrent a dancer, et la femme de Nicollas Quentin dist une chanson pour Georgette, fille de feu Raullet, mariée de nouveau. (8 mai 1558)
ou encore, au moment de fiançailles et de mariages. Ainsi le 3 décembre 1553
Je disné et souppé chez Loys Fréret au banquet des nopces de son filz Jehan … Je donné V solz aulx ménestriers et I s. à Quelon Berger, qui nous dist ung dictier de Noël.(3 décembre 1553)
et le lendemain :
Apprès avoir disné et dansé, je donné V s. au cuysinier qui avoyt accoustré le banquet.(4 décembre 1553)
L’après-midi de ce 4 décembre, certains des convives continuent la fête et vont « porter le mommon » chez des amis qui reviennent eux-mêmes d’un mariage !
Il est évident qu’il ne s’agit que de quelques exemples des divertissements de Gilles de Gouberville et qu’il nous était impossible d’en établir la liste exhaustive dans le cadre de cet article.
Enfin, signalons qu’après 1560, lorsque commencent les troubles religieux, Gilles ne fera pratiquement plus jamais allusion à des distractions.
Anne Bonnet, Jocelyne Leparmentier & Jacqueline Vastel
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