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Le style littéraire

Lorsqu’il publie Un Sire de Gouberville, l’abbé Tollemer rejette l’idée d’une reproduction intégrale du manuscrit du Journal du sire de Barville car il juge rédhibitoires la fatigue et l’ennui « qui résulteraient d’une lecture quelque peu continue, de la monotonie, du décousu et du pêle-mêle de chacune de ses notes journalières » (1).
Gilles de Gouberville écrivait-il si mal pour mériter pareille critique ?

La langue utilisée par le seigneur de Barville est tout à fait correcte pour l’époque et témoigne d’une assez solide instruction. Toutefois, elle se révèle fort aride … Il ne fait pas de descriptions, ne rapporte pas de dialogues, fait peu de place aux événements. Par exemple, les repas et dépenses d’auberge sont à peu près tout ce qu’il évoque de ses voyages. Aucune anecdote, aucun reflet des fastes de la cour, aucune marque d’émotion ou d’émerveillement … Pas la moindre évocation d’une scène colorée ou animée. Pas d’anecdotes, de citations, de commentaires, de réflexions personnelles, de digressions égotiques … Gilles de Gouberville ne vagabonde jamais, ne se permet aucune fantaisie. Il s’en tient strictement à son projet de départ avec une régularité de métronome.

Les amateurs de pittoresque en sont pour leurs frais. Les amateurs de « beau style » également ! Les phrases de Gouberville sont brèves. La forme grammaticale utilisée est simple. Il utilise peu d’adjectifs qualificatifs. Il n’use pas de ces ornements rhétoriques si prisés dans le style de l’époque que sont les métaphores, les périphrases, les allégories, les comparaisons … Gilles de Gouberville ne prend pas garde aux répétitions des mots qui ne semblent pas le gêner. Il utilise également des structures de phrases identiques. A la répétition de ses activités quotidiennes correspond une répétition des expressions : « les mêmes actions se répètent et les mêmes mots pour le dire » commente Madeleine Foisil (2). Le phénomène culmine avec la formule-fétiche de l’auteur : « je ne bougé de céans » que Madeleine Foisil a repérée 3 310 fois dans le Journal (3) ! On est loin de la richesse et de l’inventivité du vocabulaire rabelaisien !

Pour résumer, Gilles de Gouberville peint une réalité sans relief dans une langue plate … Ce n’est pas être trop dur avec le Journal de Gilles de Gouberville que de dire qu’il n’a aucune qualité littéraire. Mais ce n’est en aucun cas lui porter tort puisque la qualité littéraire est tout simplement étrangère à l’ambition de Gilles. C’est souvent le cas des mémoires privés, journaux et livres de raison de l’époque. Seule la valeur documentaire du Journal importe et elle est déjà si précieuse que l’on ne saurait en vouloir à Gilles de Gouberville d’avoir omis « ce qui dans l’écrit destiné à un autre que soit contribue au bonheur de la lecture » comme l’écrit Madeleine Foisil (4). Nulle formule que celle d’Emmanuel Leroy-Ladurie, lorsqu’il juge le Journal« illisible et passionnant »(5) ne saurait donc qualifier le précieux manuscrit.

Mais finalement, le style de Gilles de Gouberville, en forme de « littérature grise », ne répondait-il pas d’une certaine façon à l’idéal de Montaigne, qui écrivait : « l’éloquence fait injure aux choses, qui nous détourne à soi. Comme aux accoutrements, c’est pusillanimité de se vouloir marquer par quelque façon particulière et inusitée : de même au langage, la recherche des phrases nouvelles et des mots peu connus vient d’une ambition scolastique et puérile. Puissé-je ne me servir que de ceux qui servent aux Halles de Paris ! … » (6).

Céline GUENOLE

 

 


(1) TOLLEMER, abbé.- Un Sire de Gouberville, gentilhomme campagnard au Cotentin de 1553 à 1562. Introduction par Emmanuel Leroy-Ladurie.- Paris : éd. Mouton, 1972. – p.5
(2) FOISIL, Madeleine.- Le Sire de Gouberville.- Paris : Aubier-histoire, 1981.- p.25
(3) ibid p.18
(4) ibid p.25
(5)id. note 1 – p.L
(6) MONTAIGNE.- Les Essais, I, XXVI

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